La Franc-maçonnerie et la révolution grecque

Qui aurait su que la revolution qui a résulté en l'independance Grecque a eu des racines si profondes parmi les Franc-maçons genevois? L'etude minutieuse que l'historien Fabrizio Frigerio a la générosité de publier dans nos pages rappelle un episode significatif de l'histoire de la FM Romande.

On commémore cette année le 200ème anniversaire de la révolution grecque de 1821, acte fondateur de la renaissance de la Grèce en tant que Nation et État indépendant.


© Musée d'Art et d'Histoire, Genève

Le Musée d’art et d’histoire de Genève possède trois médailles de deux loges maçonniques dont une a eu des relations avec cet événement historique, il s’agit des médailles de deux loges appartenant au Régime rectifié : L’Union des Cœurs et Fidélité. La première, fondée en 1768, est la plus ancienne loge genevoise encore en activité de nos jours [1],  la seconde, fondée en 1764, a subi une scission en 1857, qui a donné naissance à la loge Les Amis Fidèles, et a ensuite fusionné en 1871 avec la loge La Prudence, et s’appelle aujourd’hui Fidélité et Prudence [2]. 

​Après 1815 la Franc-Maçonnerie suisse se détourne du Grand Orient de France, trop marqué par l’empreinte politique de l’époque napoléonienne [3],  et « en 1822 les loges de la Suisse ressortissaient à trois autorités principales : le Directoire écossais rectifié, dont le siège alternait entre Zurich et Bâle ; la Grande Loge provinciale de Berne, qui relevait encore de la Grande Loge de Londres, et le Directoire helvétique romand établi à Lausanne [4]. »  L’Union des Cœurs et Fidélité dépendaient de la première, qui régissait le Régime rectifié, pratiquant le Rite écossais rectifié, un rite à connotation chrétienne très marquée.

Les médailles de ces deux loges présentent les caractéristiques de ce rite : nous trouvons à l’avers le phénix, symbole de résurrection et emblème du Régime rectifié, et sous le phénix la devise « Perit ut vivat » dans une banderole. Au revers un crâne, avec au-dessous les initiales M O AE, celles de la devise « Mors omnia aequat » (c’est l’écu de la Ve Province de Bourgogne-Helvétie de ce Régime) et le symbole de la loge : la lettre F pour Fidélité et trois cœurs unis par un ruban pour L’Union des Cœurs. A l’avers la médaille de Fidélité (CdN1892) porte sur le pourtour l’inscription « Loge de la Fidélité à l’Orient de Genève », entourant les deux colonnes du temple de Salomon Jakin à droite et Boaz à gauche, indiquées par leurs initiales, avec entre elles les armoiries de la Suisse à gauche et de Genève à droite. Au revers elle porte sur le pourtour l’inscription « Directoire écossais d’Helvétie Régime Rectifié ». Les médailles de L’Union des Cœurs portent au revers l’inscription « Loge de Saint Jean de l’Union des Cœurs Régime Rectifié Orient de Genève » et une des deux porte aussi la date de fondation de la loge : 1768. A l’avers sur le pourtour une des médailles de L’Union des Cœurs porte l’inscription « Directoire de Bourgogne », et l’autre (CdN 29365) « Directoire de Bourgogne-Helvétie Alpina 1851 », ce qui indique qu’elle date d’après l’adhésion de la loge en 1851 à la Grande Loge Suisse Alpina, fondée en 1844, ainsi que la date de 1810, qui est celle de son adhésion au Régime rectifié. La première a été publiée par François Ruchon comme étant l’ancien bijou de L’Union des Cœurs [5],  les deux autres l’ont été dans le catalogue de l’exposition Genève et la Grèce. Une amitié au service de l’indépendance, que le Musée d’Art et d’Histoire de Genève a organisé à l’occasion du bicentenaire de la révolution grecque [6] .

De ces deux loges, L’Union des Cœurs a joué un rôle actif de soutien aux Grecs insurgés.

Depuis son adhésion au Régime rectifié en 1810, L’Union des Cœurs a été marquée par une activité sociale particulièrement importante, elle a été avec quelques-uns de ses membres à la base du mouvement  du Réveil, en participant aussi à la fondation de la Société biblique et de l’Eglise libre. Elle a surtout été la loge où se rencontraient les étrangers de marque de passage à Genève, Anglais, Allemands, Italiens et aussi Grecs, exilés de leur patrie [7].  En 1821 elle a reçu parmi ses membres l’archimandrite Théophile Thésée [8],  neveu de l’archevêque de Chypre Kyprianos, qui depuis 1816 résidait à Marseille avec son frère Nicolas, où ils participaient activement à l’enrôlement d’hommes et à l’envoi d’armes en Grèce pour la préparation de la révolution [9] .  Revenu à Chypre en été 1821, il a dû reprendre la voie de l’exil après l’échec de l’insurrection contre les Ottomans dans l’île et la pendaison de son oncle l’archevêque et il est rentré à Marseille, où il a été parmi les signataires du manifeste des réfugiés grecs du 6 décembre 1821 [10].  Peut-être son adhésion à la Franc-Maçonnerie lui a-t-elle été utile pour recueillir des fonds en faveur des réfugiés grecs lors de ses séjours à Moscou en 1822 ou à Londres en 1824, où il a reçu 75 livres de la part de l’archevêque de Cantorbéry, Charles Manners-Sutton, la classe dirigeante anglaise de l’époque étant très liée à la Franc-Maçonnerie [11] .  A Genève il y eut aussi un afflux de réfugiés grecs (le poète André Calvos s’y est déjà réfugié en 1821 [12])  dont s’occupait un comité philhellénique important, duquel faisait partie Jean-Gabriel Eynard, lui aussi franc-maçon [13],  tout comme son ami le comte Jean Capodistrias qui, lorsqu’il avait été ministre des affaires étrangères de la Russie, avait fondé et dirigé à Moscou en 1812 la loge du Phénix [14], qui réunissait l’élite grecque de la Russie impériale et joua un rôle important dans la préparation de la révolution grecque. L’Union des Cœurs a participé à cet élan philhellène et en 1823 le Registre des Protocoles du Conseil et de la Loge d’administration de l’Union des Cœurs, en date du 10 janvier, note :
« no 1237, le 10e jour du 1er mois 5823 [vendredi 10 janvier 1823] 1er grade
[Annoté en marge]
Le Vble [Vénérable] annonce aux ff
 [frères] quil est ouvert une souscription volontaire en faveur des Grecs malheureux résidents à Genève & en Suisse, dont le F[Frère] Lutscher [sic !] est le distributeur bienveillant ; le F [Frère] Suès est chargé de recevoir loffrande des FF [Frères]- . » [15]

L
exemple donné par LUnion des Cœurs a été suivi par d’autres loges, en France la loge L’Union de Perpignan a aussi organisé une souscription en faveur des réfugiés grecs [16]. 

On voit que la Franc-maçonnerie, avec ses réseaux, a joué un rôle important tant dans la préparation et l’exécution de l’insurrection grecque de 1821 que dans l’aide aux réfugiés grecs qui l’a suivie.

© Fabrizio Frigerio, historien
Genève 2021

​[1] La Juste et Parfaite Loge L’Union des Cœurs de Genève, fondée en 1768, Genève, 1993 (sans indication de nom d’auteur).
[2] Michel Demartin, La Franc-Maçonnerie à Genève, Genève, 1986, p. 16-18.
[3] François Collaveri, La maçonnerie des Bonaparte, Payot, Paris, 1982.
[4] A. Chrétien, Esquisse historique de la Loge Les Amis Fidèles, Genève, 1908, p. 11.
[5] François Ruchon, Histoire de la Franc-Maçonnerie à Genève de 1736 à 1900, Genève, 1935, pl. VII, n.1 et 2.
[6] Fabrizio Frigerio, « L’activité philhellénique des loges maçonniques », catalogue de l’exposition Genève et la Grèce.Une amitié au service de l’indépendance, Musée d’Art et d’Histoire, Genève, 2021, p. 80 - 81.
[7] « Déjà avant la réunion de Genève à la Suisse, cette loge était le Temple de prédilection des étrangers [...] Plus tard, quand les malheurs de la Grèce eurent poussé plusieurs de ses plus nobles enfants dans nos murs, ils trouvèrent, eux aussi, dans cette même loge, l’hospitalité la plus sympathique. » John-Barthélemy-Gaïfre Galiffe, La chaîne symbolique, origine, développement et tendances de l’idée maçonnique, introduction de Fabrizio Frigerio, Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1986, p. 433. (réimpression de l’éd. de Genève de 1852).
[8] Fabrizio Frigerio, « L’Archimandrite Théophile Thésée entre Genève et Chypre en 1821 », 
Επετηρίδα του Κέντρου Επιστημονικών ΕρευνώνXXXIINicosie, 2006, p. 241-258, sur www.academia.edu/8926035 (consulté le 18.6.2021).
[9] « Nicolas Thésée, de nationalité russe, neveu de l’archevêque de Chypre, Cyprien, était lié avec les plus grandes familles de la Grèce où il exerçait une certaine influence. De 1816 à 1821, il fut le seul Grec de Marseille à avoir l’essentiel de ses relations d’affaires avec Chypre où existait le siège social de « Cyprien Thésée et Cie », Pierre Echinard, Grecs et Philhellènes à Marseille de la Révolution française à l’indépendance de la Grèce, Thèse de doctorat de troisième cycle de l’Université d’Aix - Marseille, 1969, p. 254.
[10] « Parmi les premiers Grecs à trouver refuge à Marseille, il y eut, en novembre 1821 et au début de 1822, une trentaine de Chypriotes qui avaient pu fuir leur île en trouvant refuge sur des bâtiments français, après le massacre de l’Archevêque de Chypre et de nombreux chrétiens. Certains, parmi eux, appartenaient aux premières familles de l’île, tels plusieurs parents de l’Archevêque et de Nicolas Thésée, qui avaient vu leurs biens confisqués », Pierre Echinard, op. cit., p. 340.
[11] En 1813 venait de se constituer la Grande Loge Unie d’Angleterre, dont le premier Grand Maître a été le duc Auguste-Frédéric de Sussex ; le prince de Galles (le futur roi Edouard VII) allait à son tour le devenir en 1875, et il y avait de nombreux Franc-Maçons dans le haut clergé de l’Eglise anglicane.
[12] Michelle Bouvier-Bron, « Le séjour du poète grec André Calvos à Genève et Lausanne », The Historical Review/La Revue Historique, 2007, vol. 4, p. 7-31, examine ses rapports avec Capodistrias et se demande s’il était aussi franc-maçon (p. 12). On sait maintenant (voir l’étude de Bernard Ducret citée en note 16) que Calvos a été reçu franc-maçon à Genève en 1823, dans la loge des Amis sincères, fondée en 1806 et ensuite présidée en 1811 par le républicain, jacobin et carbonaro franco-italien Philippe Buonarroti.
[13] Michelle Bouvier-Bron, Une jeunesse en Italie. Les années de formation de Jean Gabriel Eynard, Slatkine, Genève, 2019, p. 179, le donne comme ayant été reçu franc-maçon le 1er juin 1802 dans la loge de Livourne des Amis réunis de la parfaite union, rattachée au Grand Orient de France.
[14] Tatiana Bakounine, Répertoire biographique des francs-Maçons russes (XVIIIe-XIXe siècles), Institut d’études slaves de l’Université de Paris, 1967, p. 634 la donne comme mentionnée en 1814, elle devait faire partie de la Grande Loge Directoriale, puisque l’Obédience rivale de La Grande Loge Astraea n’a été créée qu’en 1815 par quatre loges dont celle de La Palestine, fondée à Saint–Pétersbourg en 1810 par Alexandre Ypsilantis (cf. Evstathios Diakopolou, 
Ο Τεκτονισμός στην Ελλάδα, Ιόνιος Φιλοσοφική, Corfou, 2009, p. 143, qui montre aussi à la p. 163-164 qu’après la création de la Grande Loge Nationale de Grèce en 1811 le symbole maçonnique du phénix était devenu en Grèce un symbole politique de renaissance nationale, avec la fondation en 1818 de la loge Phénix à Corfou. Il a d’ailleurs été récupéré comme symbole politique de renaissance nationale sous la dictature des Colonels (1967-1974) et il figure sur les pièces de monnaie de la première série de la République en 1973-1974.)
[15] Lucius Lütscher, (1793-1875), ministre en 1815, pasteur de l’Eglise réformée allemande (1819-1858) », François Ruchon, op. cit., p. 134. note 1 ; Marc-Jules Suès, greffier du tribunal de police, en 1821 était Elémosinaire de la loge (c’est à dire qu’il était chargé de la bienfaisance) et a aussi été l’un des trois commissaires nommés pour enquêter sur Théophile Thésée lors du dépôt de sa candidature à l’admission à la loge.
[16] Bernard Ducret – Alexis Krauss, La franc-maçonnerie et la fondation de la Grèce, p. 10, sur 
www.academia.edu/43273017/ (consulté le 1.6.2021). Comme son nom semble l’indiquer, il doit s’agir de la loge dont dépendait celle de Livourne dont Eynard était devenu membre.

No hay comentarios:

Publicar un comentario