Une étude de cas et un débat sur les limites de la tolérance par le Conseil au 4ème Ordre du Souverain Chapitre Français « La Rose-Croix du Léman » (Supême Conseil du Rite Moderne pour la Suisse).
En cette occasion, l’Orateur a présenté une planche
intitulée « En Franc-Maçonnerie toutes les idées ne se valent pas » qui met en
discussion les propositions de corriger le texte d’un rituel qui semble
contenir une erreur. Ceci en guise d’étude de cas réel mis en discussion par le
Souverain Chapitre Français « La Rose-Croix du Léman ». C’est un
exemple d’approfondissement des rituels maçonniques dans un environnement
adéquat. Le débat - résumé en deuxième partie de ce texte - qui a suivi la
planche a fait ressortir des réflexions plus profondes et bien au-delà de
l’étude du cas présenté.*
En 2014, durant une
initiation, j’ai été choqué de découvrir des « versets sataniques »
dans un passage du Rituel d’initiation au Rite Français d’une RL de la FM
libérale, là où le VM explique au futur initié ce qu’il doit attendre de la
Franc-maçonnerie. La promesse – c.à.d. le contrat moral proposé à l’impétrant –
devenait : « Toutes les idées
philosophiques, politiques, sociales ou autres sont égales à nos yeux... [1]»
Une telle formulation m’a semblé irréfléchie et potentiellement contraire à nos
idéaux.
À l’époque
j’ai requis et obtenu l’élimination du passage en cause malgré la réticence de
corriger un rituel qu’on a entendu et dit tant de fois, au point de ne plus se
rendre compte du sens des mots et nonobstant le doute : « Qui
sommes-nous après tout pour toucher au rituel ? ». Je n’ai pas
demandé un vote dans la Chambre du Milieu, car les principes fondateurs de la
FM ne me semblent pas un sujet de vote occasionnel. J’ai seulement sollicité
l’Orateur à assurer la conformité à l’esprit de l’Ordre et ma demande raisonnée
a été appliquée. Malheureusement, récemment, en 2023, un nouveau VM de la même
RL, sans mémoire des décennies passées, a repris une vieille copie du rituel
avec la même erreur… et tout recommence… Avons-nous besoin de rituels de
référence et d’une règle plus formelle pour leur correction ?
La démocratie et la tyrannie ne se valent pas pour la Franc-maçonnerie. Ni nos idées et valeurs fondatrices avec leur contraire. Ce que nous croyons de la fraternité, de la civilisation et du progrès, est stable en notre époque et ne s’accorde pas avec la barbarie et le règne de la Bête. Ni la dignité humaine avec la déshumanisation. Tout en respectant le droit de croire et penser librement et autrement, il me semble vital que nous rejetions l'indolence relativiste qui capitule, au nom de la pluralité et de l’harmonie, au point de trahir sa responsabilité morale et citoyenne. Maçons en chair et en os, nous vivons dans des pays et des cultures où les valeurs sont compréhensibles et nos choix responsables. Vivant ici et dans notre époque, nous mettons en exergue les hautes valeurs morales maçonniques qui réunissent et nous rejetons les exclusives qui divisent. En apprenant à nous connaître, à nous élever spirituellement et à respecter la diversité dans notre Ordre, nous construisons - par notre nature - la démocratie.
Comment glisse-t-on vers cette erreur de tolérance?
Une question inévitable
est pour commencer, la définition pratique de la tolérance. Cette question a été
mise en évidence par les prises de parole sur les colonnes. Avons-nous utilisé
ce mot trop souvent, jusqu’à galvauder son sens, qui est – dans les mots les
plus simples – apprendre à vivre avec l’autre ?
Les Francs-Maçons,
surtout ceux qui se déclarent libéraux, voire «a-dogmatiques», sont fermement
attachés à la liberté individuelle de croire et de penser. Le Rite
Français, tel je l’ai connu, tout particulièrement. Il est le plus Andersonien
(1723) des rites, le plus ouvert, passionné à réunir ce qui est
épars, c’est à dire différent. Ceci requiert, au lieu de nous juger
réciproquement, une tolérance sans ambiguïté, respectueuse plutôt que
condescendante ou accordée du bout des lèvres. Nous ne manquons de rappeler aux
grades symboliques nos principes capitaux : « la TOLÉRANCE MUTUELLE, le RESPECT
des AUTRES et de SOI-MÊME, la LIBERTÉ ABSOLUE de CONSCIENCE » Tôt ou tard, les
« bleus » acclament « Liberté ! Égalité ! Fraternité !», au risque d’être pris
pour la République Française. La Laïcité aussi, proprement entendue, est coexistence
inclusive et mutuellement respectueuse, qui sépare son fonctionnement démocratique
et fraternel de la diversité des croyances et convictions parfois
irréductibles, toutes libres, qu’elle accueille, cœur de notre vie en Loge.
Cette
notion de liberté sans faille, si souvent affirmée en Loge, c’est élevée
au-dessus de tout soupçon, elle est devenue indiscutable et absolue, politiquement
correcte, elle va de soi ; par la suite, nous avons tendance à considérer tout
naturellement que rien n’est interdit, en conscience, en opinion, en
conviction, en croyance ou non croyance, qu’il est interdit d’interdire et que
notre devoir idéal est la tolérance absolue.
Nous sommes attachés à croire
et pratiquer – tout aussi naturellement – que le pas suivant, la liberté
d’expression doit être aussi sans limites dans ce lieu précieux de liberté qui
reste encore la Loge Maçonnique; nous nous levons indignés, comme Voltaire,
quand on met le poing dans la bouche des gens et on assassine pour censurer,
sous quelque prétexte que ce soit.
Engagés sur cette voie, en arrivant
enfin à la liberté de faire, d’agir, nous l’imaginons tout aussi vaste,
prométhéenne, synonyme du Progrès, malgré l’intuition qu’il doit y avoir, en
guise de frontières, des politesses, du cœur, des règles et des lois, des
choses à respecter, à ne pas faire, en Loge et dans le monde profane.
Parce qu’une de nos valeurs
fondamentales est l’égalité, notre tendance indiscutable est de considérer tous
les Frères et Sœurs, et par extension tous, égaux en dignité et en droits; pas
seulement tous les gens mais, j’ose dire que nous nous laissons aller, sans
trop y réfléchir, à concéder, impartiaux et tolérants, que toutes les idées
sont égales pour nous. Que les dissensions ne viennent pas de nous,
mais des métaux du monde profane.
Tiens ! Toutes les idées se
valent-elles pour nous ? Pour garantir la liberté et en même temps sauver
l’harmonie, peut-on débattre de tous les sujets et dire en Loge tout ce qu’on veut?
Pourquoi alors disons-nous à l’occasion qu’il n’est pas admis de discuter ni de
délibérer de religion et de politique sur les colonnes ? De plus,
n’est-il pas le cas que nous avons des conditions et préférences exigeantes
pour accepter les nouveaux apprentis ? N’est-il pas vrai qu’en écoutant
certaines enquêtes et certains propos notre boule sera noire ? Ne
travaillons-nous pas précisément pour nos idéaux humanistes et contre leur
opposé ? Ne rejetons nous pas les dogmes exclusifs ?
En fait, tant
l'idéal absolu, qui cesse d’etre humain que le relativisme sans échine sont des
pentes glissantes.
*
Au tribunal toujours plus exigeant de la science et de la
raison, les idées ne sont pas égales en leur vérité de fait, objective :
L'idée que la Terre est plate et immobile au centre des
cieux n'est pas égale en vérité avec l'idée que notre planète est sphérique et
qu’elle tourne parmi d'autres du système solaire.
Sans multiplier les exemples évidents, disons qu’une idée fausse n’a pas la
même valeur, n’est pas la même chose, qu’une idée vraie, prouvée… et «
notre objet est le recherche de la vérité ».
Au tribunal de la morale
et des droits de l'Homme, les idées ne sont surtout pas égales en valeur morale, et ceci nous regarde
directement:
Notre idée fondatrice, que la F:.M:. est le centre de l'union - des hautes
valeurs morales et pas des plus basses - les bonnes volontés et pas les
mauvaises, est une idée qui ne vaut pas l'idée opposée d’exclusion, celle par
exemple que l'étranger, une autre race, une autre religion, une autre
conviction sur ce qui est le vrai et le réel, sont inférieures, dignes de
mépris, de domination et d’assassinat.
Nous n'avons pas vocation d'imposer aux gens comment ils doivent penser et
opiner mais, de même, nous ne permettons pas qu'on nous assène des points de
vue qui contrarient notre raison d'être : construire des ponts, pas des
murs.
Pour les nommer, les idées du totalitarisme, qu’il soit fasciste, théocratique
ou communiste, l’esclavage modernisé, le fanatisme monomaniaque, les idées de
suprématie des races et des doctrines politiques, le culte de la violence et de
la guerre, le nettoyage ethnique ou idéologique, le génocide, l’eugénisme, sont
pour nous des objets à étudier et à bien comprendre mais aussi des ennemis et
des objets de rejet.
Par exemple, les Constitutions d’Anderson, la déclaration des Droits de l’Homme,
celle rédigée par la main du F :. Lafayette le 11 juillet 1791, porteuse des
hautes valeurs morales de l’époque moderne, à laquelle nous sommes attachés
sans réserve, n’est pas équivalente aux idées de Mein Kampf ni à celles du petit livre rouge de Mao. Si les livres
des grandes religions sont tous respectables pour nous, les torchons des sectes
manipulatrices et vendeuses de confusion ne nous semblent pas équivalents. On
ne colle pas notre équerre et notre compas sur n’importe quoi.
« Liberté, égalité, fraternité » n'est pas la même chose que la survie et la
loi du plus fort, la vérité unique obligatoire, le gouvernement totalitaire,
par la contrainte et les théories paranoïaques de la conspiration universelle.
J’ose dire que le gouvernement universel du gain et de l’argent nous semble
également suspect. Pire encore promet d’etre le règne de la Machine et de l’Intelligence
Artificielle !
Esprit ouvert, écoute, liberté de pensée, de conscience et d'expression,
d’examen, de critique, oui ; licence de détruire cette même liberté et ce qui
la garantit, non ! Quelle effronterie d’attaquer la liberté au nom de la liberté
et la démocratie en abusant de la démocratie! Nous rejetons résolument
les exclusives militantes qui transforment le temple en place publique.. La
tolérance n’a aucune obligation de tolérer l’intolérance; l’humanisme, notre
foi, ou, si vous préférez, notre conviction profonde, a le devoir de rejeter et
de combattre l’anti-humanisme, la haine de l’homme, la barbarie anti-culturelle.
Nous respectons entièrement la liberté de pensée et de conscience, voire de
l’imagination et de l’esprit critique. Chacun y a droit dans sa sphère privée.
Toutes les idées, même les plus terribles, les songes les plus horribles, ont
droit de se présenter à nos esprits. Rien ne doit nous empêcher de considérer
une idée, soit-elle la plus contrariante. En Loge je crois qu’il ne devrait pas
exister de sujet, d’idée, qu’on ne puisse pas examiner avec sérénité et sans
complaisance. Pourtant, notre discussion est au service d’une morale partagée,
ici et maintenant, en notre propre civilisation; pour discerner, pour différencier
le bien du mal, afin de vaincre le mal; pour différencier le vrai du faux, pour
rejeter le faux et promouvoir le vrai. La morale est bien cela, juger la valeur
des idées et des faits. Sans discernement
de valeur entre les idées il n'y a pas de morale.
Ceci ne nous épargne pourtant pas la responsabilité morale et l'examen critique
pour les idées que nous adoptons et faisons nôtres pour les professer et
propager. Surtout, nous devons rendre compte des actes qui découlent de nos
idées. L’adhésion aux idées est un choix responsable: à minuit, en partant, on
est ce qu'on embrasse et ce qu'on en fait.
La séparation des sphères privées et publiques, la laïcité – constitutionnelle
à Genève et implicite ailleurs en Suisse - assure et même encourage la liberté
de croyance tant qu’elle ne cherche pas s’imposer à autrui. Ceci est une idée
qui permet la tolérance de l’altérité, mais qui oblige en échange au respect
mutuel. Le fanatisme dévot, le prosélytisme fumeux ou intolérant et l’agression
de l’athée stupide contre la croyance d’autrui (ou l'inverse) sont des idées
contraires à ce choix et, parfois, aux lois ; elles n’ont pas droit de cité
parmi nous.
Notre liberté d'expression est certes plus grande que dans le monde profane,
limitée pourtant par la politesse et le respect dû à la dignité et les
convictions de nos frères. Tolérance est parfois souffrir ce que nous ne
croyons pas et ce que nous n’aimons pas, sans abdiquer à nos propres
certitudes. Notre maîtrise de savoir le faire avec respect authentique est à
mon avis un exemple potentiel de civilisation pour la société autour de nous.
Ceux qui nous rejoignent le font parce
qu'ils adhérent librement à notre choix de valeurs, celles que nous ne voulons
pas relativiser; ceux qui choisissent des idées incompatibles avec nos
idéaux ne peuvent pas devenir des nôtres, avec tout notre respect pour la
différence, la pluralité, la démocratie et la liberté de conscience ; la Bête n’a pas de place sur nos colonnes,
ni licence de recruter parmi nous.
La F:.M:. est définie et unie par son
choix durable d'idées, qui affirment ses valeurs, ses buts, ses méthodes et
aussi par ses adversaires désignés, ce qu'elle rejette, ce qu’elle veut vaincre
et éliminer de la société humaine ; certains de ces ennemis sont des
idées de proie, néfastes pour nous – les idées ouvertement contraires à nos
idéaux fondateurs, qui nient et transgressent nos limites de tolérance.
Cette censure est légitime et vitale;
nos pires ennemis nous accusent faussement, avec effronterie et mauvaise foi,
d'être nihilistes, relativistes en morale et athées stupides, incapables de
discernement moral, cyniques, incapables d’affirmer une vérité et de la
défendre; la pire des choses serait de confirmer ces calomnies en affirmant
imprudemment que toutes les idées se valent pour nous, de
tout laisser passer, avec une indolence politiquement-correcte, sous prétexte
mal compris, boiteux, de liberté absolue de pensée et d’expression.
Pour prévenir l’évolution d’une F :.M :. flageolante, sans colonne vertébrale,
je propose que toutes les idées philosophiques, politiques, sociales ou autres
ne soient pas égales à nos yeux, même si nous sommes libres de les examiner
toutes, ensemble.
Qu’en pensez-vous, mes SS, mes FF ?
Ioan Tenner
Débat du Conseil au 4ème Ordre du Souverain Chapitre Français « La
Rose-Croix du Léman » (SCRMS).
L’anecdote du passage « satanique » et la
critique de la tolérance sans limites a soulevé nombre de questions et commentaires des membres du Conseil au 4ème Ordre du Souverain Chapitre Français
« La Rose-Croix du Léman » (SCRMS)
Nous avons choisi de réfléchir et de discuter le sujet au lieu d’en délibérer. En lieu d’une conclusion d’autorité, nous soumettons ici à la sagacité des lecteurs, les interrogations et les contributions qui enrichissent l’analyse.
Le premier seuil à franchir dans cette
discussion, et pas le moindre, a été et reste, bien
entendu, « Peut-on toucher au rituel quand on y découvre quelque
erreur flagrante ? » Tout d’abord, qui est en mesure d’évaluer notre rituel et
encore plus, qui sommes-nous pour juger de sujets et en marge, de profanes qui
nous approchent, comme acceptables ou non pour la Loge ?
Il a été rappelé l’adage que les discussions en Loge ne seraient
pas admises concernant la politique et la religion. Ceci nous a permis de préciser
que, en fait, tout sujet peut etre présenté à notre réflexion collective pourvu
qu’on n’en dispute pas et on ne procède pas au vote sur de tels sujet, ni
surtout aux consignes de vote des Maçons pour des partis politiques.
Quand il s’agit de ne pas accepter des impétrants et
leurs convictions, il est aussi difficile de juger les gens qui nous approchent
et décider s’ils sont assez bons pour nous. Pourtant, les enquêtes concernant
les profanes peuvent etre vues comme des jugements. Les enquêteurs sont faillibles, sans douter mais que faire d’autre que
son mieux, en conscience et bonne foi ?
POUR ETRE VIABLE, LA TOLERANCE LA PLUS OUVERTE DOIT AVOIR
UN CONTOUR ET DES BORNES
Accurata Utopiae Tabula, J B Homann. Lib of Congress.gov
Il apparait que plus en profondeur, le problème qui se
pose ici est celui de la tolérance. C’est
quoi etre tolérant ? Ce mot est parfois ambigu : tolérer serait ce déjà se donner le droit de
juger et accorder sa tolérance? La richesse de la FM n’est pas dans sa
diversité réelle ? Y a-t-il risque de rejeter ce qu’on ne comprend
pas ?
On peut encore parler en Loge de tous les sujets. Mais il
ne reste plus que 28 démocraties dans le Monde, « nous sommes le dernier
endroit où je peux m’exprimer comme j’ai envie, dire absolument ce que je veux,
sans avoir peur pour les lendemains » dit un Frère. Le tout est de savoir à
quel niveau et si on va ou non véhiculer tout ceci à l’extérieur du Temple.
Il faut mieux comprendre le mot tolérance, il veut dire qu’il faut apprendre à vivre avec l’autre.
Tolerance_metroco uk 2013
Il ne faut pas toujours juger par rapport à notre propre
vécu. Les gens ont des vécus et des points de vue très différents. Attention à
ne pas rejeter l’autre par rapport à notre propre dogme individuel, voire
collectif. Il est légitime pourtant de confronter et critiquer ce qui n’est pas
bien, ce qui est n’importe quoi, ce qui est faux.
On voit combien il est compliqué de tirer des conclusions
quand il faut tout d’abord nous poser des questions. Peut etre le problème
n’est pas dans le mot « tolérance » mais dans l’erreur de le laisser
seul, orphelin des autre valeurs que nous pratiquons. Il y a devant nous un
travail de bon sens pour établir plus clairement ce que nous entendons et
pratiquons en tant que tolérance en Loge, et aussi -en tant que maçons – en dehors
de la Loge. Pour nous orienter, en entrent en FM nous avons fait des promesses
de vivre d’une certaine manière et de juger suivant certaines valeurs. Nous
avons un devoir de ne pas admettre certaines choses, même dans la rue. Ceci en
toute humilité et conscience de nos limites.
Dans cette réflexion il y a aussi un problème de langue française;
les mots sont parfois ambigus. Un écrivain catholique disait « La
tolérance, il y a des maisons pour ça. » Il parlait de la tolérance dans
un autre sens. C’est la même chose que pour le mot aimer : « j’aime
ma soupe » n’est pas la même chose que « j’aime ma femme, ou ma
maitresse ou mes amis ». En parlant de valeurs, il faut toujours se rappeler
cette imprécision. Parlant de valeurs, y a des valeurs en bourse aussi, il est
vrai, mais ce n’est pas des mêmes valeurs qu’on parle. Prenons nos trois
valeurs, foi, espérance et charité. À ce niveau, nous sommes censés savoir ce
que cela signifie pour nous. Nous sommes censés pratiquer ces trois valeurs. Par
exemple, le mot charité dit en général donner son obole pour le soutien des
pauvres. En latin ça veut dire estime et amour fraternel. Le sens n’est pas
matériel. Nous oublions souvent que nous sommes dans un milieu symbolique ou il
ne faut pas prendre les choses à la lettre au sens matériel.
Comme disait Raymond Devos, l’esprit est comme un
parachute qui ne fonctionne bien que s’il est ouvert. Parlant d’interdictions, un
Frère exclame : « quand j’entends la réaction si en loge bleue on évoque
le fantôme du Maréchal Pétain il y a tout de suite interdiction, on oublie que
même si dictateur, Franco fut en Espagne l’inventeur de la sécurité sociale ou
que le Maréchal Pétain avec tous ses torts fut le créateur de la Fête des
Mères. Il faut employer des pincettes en disant ceci, faire la part des choses.
Est-ce que Pétain était un diable à cent pour cent ? » Il est très
complique d’apporter des réponses si nuancées dans le monde profane. Il faut
manier la tolérance avec des pincettes, voir avec qui on parle. Dans le domaine
religieux il y a de l’hypocrisie notoire, car il y a des Loges ou « on ne
parle pas de religion » mais on propose de supprimer les croix dans les
villages et éliminer le mot « saint » - Gare Lazare au lieu de St
Lazare…
Là où le
politiquement correct est de rigueur, il faut faire très attention aux
mots. Mais jamais juger sans discernement, en oubliant que rien n’est entièrement
blanc ou entièrement noir.
Y a-t-il des questions
inacceptables ?
On voit bien pourquoi nous ne devons pas disputer entre
les réponses des présents, mais plutôt sélectionner les bonnes questions. Le
problème est quand on débat de réponses qui semblent les meilleures, à des
questions qu’on ne connait pas, qu’on n’a pas étudiées. Les questions et les
concepts sont des outils. Sélectionner, interdire des questions c’est censurer
les outils avec lesquels on réfléchit. Quand on arrête celui qui pose des
questions intéressantes ce n’est plus la démocratie, c’est la foule… Sélectionnons
des concepts et discutons des questions. À chaque question il y a des centaines
de réponses…
Un souvenir personnel : « Enseignant à la
retraite, toute ma vie j’ai eu devant moi des gens qui voulaient des réponses.
Mais en enseignant, je leur disais « je ne suis pas là pour donner les
réponses, je suis là pour vous apprendre à poser les bonnes questions. Si
vous avez les bonnes questions vous avez la réponse, ou du moins un début de
réponse. Un jour, me suis rendu compte que cette méthode ne fonctionne pas avec
le étudiants japonais. J’ai posé la question à une amie , assistante de Piaget,
pour comprendre ce qui se passait. Pourquoi il est impossible de savoir ce que
pensent les étudiants japonais ; soit ils pensent ce que le gouvernement
leur dit de penser, soit ils me demandent ce que moi je pense. Mais je n’avais pas
besoin qu’ils me disent ce que je pensais. J’étais désespéré, ça ne marche pas
du tout avec les Japonais. L’assistante de Piaget m’a expliqué que c’est
normal, leur société fonctionne comme ça. Il y a beaucoup de monde dans cette
société-là. S’ils ne fonctionnent pas comme ça ils s’entretuent… Étant un blanc
européen avec une formation gréco-romaine, je sais donc quelle est la différence
entre le demos et laos (le
peuple) je sais fonctionner en tenant compte de ça. Ils ont une autre religion,
une autre formation… j’étais désespéré. Une Japonaise qui a passé toute sa vie
à l’étranger, mais qui devait rentrer chez elle au Japon parce que gravement
malade m’a avoué qu’elle ne pourrait plus vivre là-bas…. La manière dont nous
interagissons avec les autres dépend de qui nous sommes et qui sont les autres…
Ainsi, même à la première question en discussion– « Est-ce que toutes les idées se valent pour
nous ? » - reste une question à laquelle chacun de nous doit
apporter sa propre réponse. … Quels
sont les environnements et les niveaux où il faut faire une différence, discerner
ce qui est adéquat et ce qui ne l’est pas ? L’occasion diffère
évidemment entre le temple et la place publique. Dans le temple aussi, il y a
différence entre le discours ésotérique et exotérique. Vu de très haute sagesse,
tout est symbole et tout devient semblable intellectuellement, mais dans la vie
profane – et même dans la loge bleue – on ne peut pas mêler les deux. Et dans les Ordres de Sagesse qu’y a-t-il de
permis et d’interdit ? Ou alors la question ne se pose plus ?
Ce sont des questions radicales qu’on ne doit pas avoir
peur de poser. C’est des réponses tranchantes qu’on doit se méfier.
Il y a un problème avec ce qui est permis et interdit Qu’est ce qui est permis, qu’est ce qui est
interdit ?
Un arc en ciel de nuances
Nous sommes censés travailler au progrès de l’Humanité. Si
on travaille au progrès de l’Humanité il est bien entendu que toutes les idées
ne se valent pas. En partant de là, des choses deviennent assez claires, qui
vont de soi, et d’autres qui sont dans une zone grise, enfin d’autres sont totalement
négatives. Les fous de guerre qui nous entourent à présent sont un exemple… Concernant
le progrès de l’humanité, on peut avoir une discussion sur le plan purement
matériel, par exemple qu’est-ce qu’on fait avec l’énergie atomique, mais qu’est
ce qui est permis, si les avancées vont procurer du bien etre ? L’interdit
d’aujourd’hui est peut-être le permis de demain et l’inverse. Mais à
partir de telles questions on peut déjà élaborer une méthodologie.
Est-ce qu’on peut toucher à un rituel quand de toute
apparence et en tout bon sens, à notre époque, il est erroné et nuisible à nos
aspirations ? En quel sens les rituels sont-ils sacrés ? En fin de
compte ce n’est pas par la main de Dieu qu’ils ont été écrits et ce n’est pas Dieu
qui les a dictés à ses prophètes.
Parfois, quelqu’un semble avoir mal copié ou tronqué un texte en produisant des
« versets sataniques » irréfléchis. On les a répétés tant de fois
qu’on ne les entend plus. Mais un jour, on se réveille et on se dit : « Mais
qu’est-ce que suis en train de dire là ? Ou plutôt, qu’est-ce que le
Vénérable est en train de dire ?» En essence, quel est le for maçonnique en droit de se saisir d’une telle
situation ? Est-ce que discuter un tel sujet est le rôle des « Hauts
Grades », pourtant si clairement séparés des Loges bleues ?
Nous pouvons réfléchir et donner notre avis. Pourtant les
changements peuvent seulement se faire au niveau de Loges et des Obédiences, qui
sont souveraines.
Toutes les personnes présentes dans ce Conseil sont au Ve
Ordre, dont l’objectif ultime est l’étude des rituels, de tous les rituels. Non
pas pour les changer mais pour voir comment ils sont faits et qu’est-ce qu’ils
véhiculent. Ceci est l’attitude que nous devons garder. Regarder le rituel,
voir s’il a été modifié, ou, sinon, comment pensaient, faisaient et disaient le
gens à cette époque-là. En historien je respecte toutes les opinions, y compris
les miennes, mais je respecte tous les textes à condition qu’ils ne soient pas trafiqués.
C’est pour cette raison par exemple que nous pratiquons ici un rituel avec un
texte de l’époque. Le texte dont nous discutons a été revu et revu . Les textes
du GODF d’aujourd’hui font un rituel de Rose-Croix sans la croix....La croix
dérangeait-elle certaines personnes ? Ils l’ont enlevée du texte et même
de l’iconographie. Il n’y a plus de Saint Bernard. De la Rose-Croix ne reste que
la rose… Mais ceci est une évolution du politiquement correct actuel. Nous
pratiquons un rituel sans porter de jugement sur ce rituel, comme il est. Cela gêne
parfois certains de retrouver la croix. Mais comme j’ai entendu dire quelqu’un,
« Mon cher Frère, on parle beaucoup de tolérance, qui est plus tolérant
entre toi et moi ? Tu veux que j’enlevé de mon rituel le Grand Architecte
de l’Univers. Je me demande pourquoi il faut l’imaginer te telle ou telle
façon. Chacun est libre d’imaginer ce symbole de telle ou telle autre façon. » On ne prend pas les symboles au pied de la
lettre. Je pense que le seul critère que nous devons avoir pour porter nos
jugements sans se sentir obligés de dire « Qui suis-je pour porter un jugement ? »
est le suivant : est-ce que cette personne est capable de raisonner par
symboles ? ou prend-elle les choses au pied de la lettre ? C’était un
critère d’admission dans la maçonnerie française. À l’époque de Pythagore la
question qui était posée à celui qui demandait à etre admis apprenti au temple
était très simple. On lui montrait un triangle pour savoir ce que cela lui
rappelait. S’il disait que c’est un triangle on le rejetait… La personne qui ne
savait voir la pyramide derrière le triangle ou la sphère derrière un cercle ne
savait pas raisonner par symboles, mais prenait les choses au pied de la lettre.
Donc, elle n’était pas prête à être admise. Au fonds nous devons poser les
mêmes questions, sans porter de jugement. Chez nous il faut une ouverture d’esprit
qui voit au-delà de la lettre des choses.
Pour apprécier le symboles d’un rituel il faut savoir ce
qu’il véhicule. En reprenant l’idée de l’Orateur Il y a des choses dont on dit
« c’est comme ça », qu’on ne change pas, mais pourquoi pas avoir des commissions pour revoir des choses après 50
ans ? On peut revoir avec le changement des époques si tel aspect
est encore applicable dans notre temps. Au niveau des « hauts grades »
on pourrait faire au moins ce travail – non pas celui de remettre en cause mais
de revoir si tout est encore actuel dans nos textes.
Nous voici un peu gênés parce que nous mettons des idées
sur la table. Mais ces idées sont justement des questions. Un symbole chinois peut
dire une chose et son contraire, crise mais aussi opportunité. C’est
l’expérience qui donne sens aux mots et les expériences sont différentes entre
nous et d’une époque à l’autre. Ceci se comprend. Faut-il pourtant sélectionner
les questions ? Finalement, discutons ensemble pour avancer des
propositions. D’un ensemble de questions retenons la principal. Finalement en
toute société il peut venir un moment où quelqu’un doit soulever des questions
qui intéressent tous… Car au final un rituel est constant, en étant une
synthèse des symboles d’histoire sur la longue durée.
D’autre part il est dangereux de devoir corriger les
rituels. Il faut d’abord comprendre qu’un rituel est le fruit d’une certaine
époque, qu’il utilise une certaine langue. Un mot comme crise vient du grec
médical, pour décrire un moment précis de l’évolution de la maladie, le moment
du pire, après quoi on va guérir. Aujourd’hui on parle de crise de tout, en
oubliant que c’est par là qu’on en sort. Sans crise on ne s’en sort pas…
Cette étude n’est pas en fait à proprement dire une d’évaluation d’idées, mais une démarche de rectification de mots et de valeurs y attachés. On peut faire dire aux mots presque n’importe quoi, tout embrouiller, au point où la complexité invite à périr plutôt qu’à vivre. Mais pour vivre, il faut comprendre et réagir aux mots. Le but initial de cette étude a été pratique, de corriger les « versets sataniques » d’un rituel. Ceci a été fait en son temps. Est-ce que ceci était juste ? Peut-être, en partie. Il faut penser mille fois à ce genre de changement. Notre réflexion ultérieure, posée, n’est pas pour exprimer ou étayer une opinion mais pour exercer – en toute liberté et sans contrainte - notre sens critique.. Bien entendu, les « Hauts Grades » ne doivent surtout pas s’ériger en for de censure, ce n’est pas notre rôle. Par contre les fruits de nos réflexions – nos questions -devraient permettre à nos FF et SS de décider en connaissance ce qu’ils veulent faire. Car les idées sont puissantes, elles changent le monde.
Notre accord unanime lors de cette discussion libre et sereine, a été que, finalement, les questions soulevées ont plus de valeur que les propositions du cas de départ et les réponses de chacun, car les questions ouvrent autant de portes parmi lesquelles le lecteur voudra choisir à sa manière, tandis que nos réponses peuvent fermer des portes et figer la réflexion.
Une multitude de portes... cecglob.com 2016
Après l’écoute de la planche de départ et des contributions concernant le dangers et complexités – un vrai catalogue, on peut conclure que, effectivement, on a tous été d’accord que toutes les paroles et les actes ne sont pas acceptables. Sur la base d’un idéal comme « liberté, égalité, fraternité » on peut contribuer à ce que les choses se passent pour le mieux dans ce monde, mais si on acceptait tout, sans bornes, on ne sait plus ce qu’on chercherait en Maçonnerie. La liberté la plus grande, la tolérance la plus ouverte, ont besoin d’avoir une forme, un territoire une langue, avec des repères et des bornes reconnaissables, sous peine de se dissoudre dans l’infini, ou pire dans l’hypocrisie du politiquement correcte.
[1] Un texte d’origine (Rituel Français GODF), stipulait:
« Toutes les idées philosophiques, politiques, sociales ou autres sont
égales à nos yeux tant que, bien sûr, la dignité de l’homme y est
respectée. Si des exclusives existent, elles ne viennent pas de nous, mais
du monde profane»